L‘effacement des barrages en Europe n’est plus un tabou !

Extrait d’un article de Roberto Epple pour la revue suisse Aquaviva, 2016

Pourquoi devrait il en être autrement des barrages, des seuils et barrières présents sur nos rivières que de nous autres, êtres humains? Ils sont aussi sujets au vieillissement et il semble légitime de se poser la question de ce que nous devons faire de ces ouvrages souvent vieux d’un siècle …?

Que devrions nous faire des installations, après exploitation, qui n’ont souvent plus de fonction, ou qui ne sont plus à la pointe, et ne parviennent pas à se mettre aux normes environnementales exigées ?

Que faire de ces barrages si mal conçus, et ayant un effet si néfaste sur les cours d’eau, qu’il ne serait, de nos jours, même pas concevable de les construire ?

Voici seulement quelques unes des questions que soulève le sujet de l’effacement des ouvrages, et qui devraient être débattues dans le contexte actuel.

Mais les barrages sont le symbole de la domination de l’Homme sur la Nature. Pendant longtemps, ces questions sont restées taboues. Heureusement, on commence à chercher des réponses.

5 000 grands barrages et des centaines de milliers de seuils, de centrales hydrauliques, de moulins, et  autres obstacles en Europe

Au début du vingtième siècle, des centaines de milliers de petits seuils et barrages ont été construits en Europe, à la fois pour l’irrigation et pour la production d’énergie. Un grand nombre de moulins à eau servaient à fournir de l’énergie mécanique, ce n’est que plus tard que s’y sont ajoutées de petites centrales génératrices d’hydroélectricité.

Entre 1900 et 1970, de grands et très grands barrages (allant de 5 m de haut à 250 m de large) ont été érigés dans les plus grands pays industriels d’Europe.

Dans la catégorie des grands barrages (de plus de 15 m de haut); environ 5000 ont été construits sur le seul continent européen (Russie exceptée). Cela correspond à peu près à 10% des grands barrages dans le monde en 2015. (Carte voir pages « menaces »)

Pendant des décennies, ces barrages ont été principalement utilisés pour produire de l’énergie, mais il est apparu de plus en plus évident qu’ils avaient un terrible impact sur les cours d’eau et tous les écosystèmes associés. (voir page « menaces« )

Des barrages vieillissants : modernisés ou démantelés ?

Dans beaucoup de pays en Europe, les barrages de grande ou moyenne taille sont exploités dans le cadre d’une « concession » que l’Etat attribue pour une durée de 40-60 ans, voire plus. Cette période est normalement plus courte que la durée « technique » et « économique » des ouvrages (70-100 ans).

Les concessions se définissent plus ou moins précisément et dépendent des pays  :

  • Le type du barrage et la vocation
  • le mode d’exploitation
  • le débit minimal
  • la propriété (qui est le propriétaire de quel équipement) pendant et après la fin de la durée de la concession
  • règle le cadre d’un éventuel renouvellement de concession
  • très rarement la renaturalisation à la fin d’exploitation
  • les taxes et/ou compensations
  • autres..

Certains pays ont même des concessions de différents types selon la puissance et la hauteur des ouvrage. Il est par conséquent facile de prévoir que, dans un avenir proche, il y aura une multitude de moyens et grands ouvrages qui seront devenus obsolètes.  Pour chacun d’entre eux, les questions se poseront : faut-il poursuivre l’opération ? Cet ouvrage peut-il être modernisé ou bien faut-il le démanteler ?

Les mêmes questions sont transposables aux petits ouvrages transversaux, qui ne sont pour la plupart déjà plus fonctionnels.

L’heure du bilan a sonné, le démantèlement ou la transformation des ouvrages offre une opportunité exceptionnelle de rajeunissement pour nos fleuves et rivières, et pour la restauration de la libre circulation des poissons migrateurs et des sédiments. Il est urgent de la saisir !

Restauration écologique

  • Restauration de la continuité pour les poissons résidents et les migrateurs
  • Amélioration de la qualité de l’eau (Oxygène dissous/Température)
  • Remise en suspension et transport des sédiments
  • Restauration d’une portion de rivière en lieu et place d’un réservoir

Raisons de sécurité

  • Suppression de la menace de rupture du barrage
  • Elimination d’une perte de vie potentielle

Raisons économiques

  • Soulager le propriétaire de sa responsabilité
  • Rentabilité de l’opération

Dans la plupart des pays, les questions ont commencé à se poser au début des années 80. Cela a commencé en France, tandis qu’en parallèle, aux Etats-Unis, un grand nombre de barrages étaient démantelés. Puis ces courants ont été suivis un peu plus tard par des actions similaires en Espagne, en Scandinavie et en Allemagne.

La plupart de ces premiers effacements de barrages ont été motivés par des raisons urgentes. En France et aux USA, le déclencheur a été l’effondrement des populations de poissons migrateurs, en particulier des Saumons sauvages de l’Atlantique et du Pacifique.

Plusieurs organisations environnementales ont tiré la sonnette d’alarme, en lançant des campagnes pour sauver les poissons migrateurs. Ce fut l’époque des alevinages massifs, et la mise en place occasionnelle de passes à poissons très coûteuses, qui n’ont hélas pas réussi à compenser la dramatique diminution des populations de poissons.

Malgré ces premières interventions précoces, l’effacement des barrages n’a pas réussi à prendre son essor avant 1996. Pour la première fois alors, cela a concerné de plus grands barrages aux USA et en France puis quelques années plus tard en Espagne.

La France pionnière : un tournant environnemental de 1985 à 1994

La France, pays du Nucléaire est également, aussi surprenant que cela puisse paraître, le plus grand producteur d’énergie hydraulique de l’Union Européenne. 500 grands barrages bloquent la circulation des sédiments et des poissons, en particulier dans les Alpes et les Pyrénées. Encore plus nombreux, les barrages de taille moyenne producteurs d’énergie sont au nombre de 2000; et on compte au moins 60 à 80 000 autres seuils et obstacles.

Malgré la concentration d’ouvrages sur leur cours, certains fleuves sont restés à peu près intacts, en particulier la Loire et ses principaux  affluents, l’Allier et la Vienne.

Ces cours d’eau présentent une morphologie et une dynamique étonnamment intactes, qui s’accompagnent d’un bon niveau de biodiversité, comme en témoigne la présence de la dernière population importante de saumons sauvages (Salmon Salar).

Le relativement petit nombre d’obstacles – dont la majorité est à peu près franchissable – facilite la migration des poissons. Dans le cas l’axe Loire-Allier, la meilleure frayère à saumon se trouve à 800km de l’estuaire.

Lorsque plusieurs nouveaux grands barrages ont été programmés sur la Loire et ses affluents, un cri de protestation s’est fait entendre à travers tout le pays. L’ensemble du projet aurait signifié la fin de la Loire Vivante… et du Saumon sauvage, espèce-phare des plus populaires, symbole de biodiversité.

Localisation d‘études de cas en France (suivis par l’association)

Etudes de cas en France 1996 -2023

Localisation : voir carte au centre de cette page

Effacement de 4 seuils sur la Tardoire, bassin versant de la Charente, (Haute-Vienne) 2022-2023


Vezins & La-Roche-qui-Boit sur la Sélune, fleuve côtier (Manche) 2020-2022


Poutès, Allier (haut bassin) , 2017 – 2021



Fatou, sur la Beaume, haut bassin de la Loire 2007



Blois, Loire, 2005


Brives-Charensac,  Loire 2003


Saint-Etienne-du-Vigan, haut bassin de l’Allier 1998



Maisons-Rouges, Rivière Vienne en Indre-et-Loire, 1998


Kernansquillec, Léguer River, Cotes-d’Armor, 1996

Un déclencheur : le mouvement citoyen « Loire Vivante »

La longue et exemplaire campagne “Loire-Vivante”, portée par toutes les principales associations environnementales françaises et le WWF international, a permis de renverser intégralement le projet.

5 années d’occupation du site de construction, de procédures judiciaires victorieuses, de blocages temporaires de centrales hydrauliques, d’arguments bien-fondés, de propositions alternatives mais également de campagnes médiatiques nationales et internationales, ont conduit à la mise en place du fameux “Plan Loire Grandeur Nature”.

Non seulement cet ambitieux programme interdisait, pour les siècles à venir, la construction de nouveaux barrages, mais il reprenait la quasi-totalité des préconisations avancées par les défenseurs de l’environnement au bénéfice d’une Loire vivante.

Un des éléments-clefs du Plan Loire Grandeur Nature était la préconisation de la restauration totale de la continuité écologique et l’effacement le plus rapidement possible de trois barrages sur le Bassin versant de la Loire et la Bretagne voisine.

Destruction de trois grands barrages (1996-1998)

Plusieurs mois après la destruction du premier grand barrage aux Etats-Unis, la France a commencé à en démanteler 3, tous défavorables à la migration des poissons. Cela incluait des centrales hydrauliques dont la concession avait expirée.

Barrage de Kernansquillec, 15m de hauteur, en Bretagne sur le Léguer, fleuve côtier

Barrage de Maisons-Rouges, 4m de hauteur (6m depuis la base), 200m de long, sur la Vienne, affluent de la Loire.

Barrage de Saint-Etienne-du-Vigan, 12m de hauteur, sur le haut bassin de l’Allier.

Un programme français pour une transformation ou un démantèlement massif de 2900 obstacles et autres grands barrages (à partir de 1998)

Le combat victorieux pour une Loire Vivante et le Plan Loire Grandeur Nature qui en a découlé, suivi par la Directive Européenne Cadre sur l’Eau, ont marqué l’implantation d’une nouvelle politique française en matière de gestion des cours d’eau. Cela a commencé dès 1998, avec les principaux éléments suivants :

  • reclassification de tous les cours d’eau français en 2 catégories ; ceux de la liste 1 et ceux de la liste 2  :
    – Interdiction stricte de construire des centrales hydrauliques sur les rivières ou les portions de rivières de la liste 1 (soit 10% des 525 000km de cours d’eau en France) ;
    – Obligation légale pour les opérateurs de centrales hydrauliques de rendre leurs structures “transparentes”, s’ils étaient situés sur une section de rivières de la liste 2, assortie d’une augmentation des débits réservés.
  • Encouragement massif d’aménagement de passes à poissons et de système de descente vers l’aval.
  • Amélioration du management et de la coordination des débits de cours d‘eau gérés par les chaînes de centrales hydroélectriques.
  • Participation assurée de l’Etat au montant des opérations (à hauteur de 30 à 60% du coût total) dans le projets d’effacement de barrage ou de transformations innovantes (priorité donnée aux  cours d’eau concernés par la migration des poissons)
  • Mise en place d’une base de données nationale,  recensant tous les obstacles présents sur les cours d ‘eau.
  • Garantie de financement d’un programme d’effacement des ouvrages n’étant plus en activité ou  l’étant seulement occasionnellement.
  • Abandon des opérations de renaturation intensives et coûteuses, sur des secteurs restreints (par exemple le reméandrage), au profit de mesures qui stimulent les capacités d’auto-entretien des cours d’eau, encouragent les crues morphogènes, et par là, favorisent un retour à un très bon niveau de biodiversité (par exemple,  l’effacement d’un obstacle).

L’investissement réel et la prise de conscience de l’Etat Français sont confirmés par les succès suivants :

2003 : Démantèlement du Barrage de Brives Charensac, 5 m de hauteur (haut bassin de la Loire)

2005 : Démantèlement du Barrage de Blois sur la Loire (destinés aux activités nautiques) 2,5m de hauteur et 150m  de long

2007 : Démantèlement du Barrage de Fatou sur la Beaume (Haut bassin de la Loire).

2008 : Création d’une base de données recensant 60 000 ouvrages (ROE). Incluant les barrages de toutes tailles, mais aussi les moulins et les seuils plus petits. Seuls 10% d’entre eux étaient opérationnels.

2009 : Approbation et financement d’un « Plan d’Action pour la Restauration de la Continuité écologique” avec pour objectif le démantèlement ou l’aménagement de 2900 obstacles.

2010 : Signature d’une “Convention pour une hydroélectricité durable”. Cette convention stipule expressément la possibilité d’effacement de barrages hydroélectriques dans certains cas. Le démantèlement de trois grands barrages sur l’Allier et la Sélune est spécifiquement mentionné.

2010 : Décision officielle de détruire deux grands barrages, “Vézins et “La Roche-qui-boit”, sur la Sélune (en Normandie, dans la Manche)

2011 : Décision officielle pour la déconstruction partielle du barrage de Poutès dans le haut Allier (Début des opérations prévu en 2017…)

Aujourd’hui, ce barrage constitue le dernier obstacle infranchissable pour le Saumon sur le secteur Loire-Allier. Ce démantèlement partiel et innovant – résultat de négociations difficiles – constituera une avancée significative dans la préservation de la dernière grande population européenne de Saumon sauvage.

2014 : Doublement des débits résiduels à la sortie des centrales hydroélectriques, soit 10% du débit moyen interannuel du cours d’eau. (5 % pour les grandes installations dans les cours d’eau de plus de 80m3 de débit moyen)

L’expérience de la France

Après 20 ans de projets d’effacements de barrages, en France, le résultat est très positif. Les objectifs fixés en terme de migration des poissons et de préservation des espèces existantes ont, dans une large mesure, été dépassés, et la redistribution des sédiments a également atteint les objectifs souhaités.

L’effacement des ouvrages s’accompagne de bénéfices écologiques, et constitue une solution rentable pour restaurer la continuité écologique. Sur une longue portion de rivière, la dynamique du cours d’eau est réactivée, ce qui favorise le retour de la biodiversité. De surcroît, en retirant les obstacles à la circulation de l’eau, on permet une baisse de la température de l’eau au niveau souhaité.

Les subventions généreuses attribuées par l’Etat encouragent de manière importante le démantèlement. Elles sont bien utilisées par les propriétaires privés des ouvrages, en les soulageant en grande partie de leur obligation de rendre leur structure franchissable.

Pour s’assurer qu’un projet de démantèlement est correctement implanté, il faut également prêter une attention particulière aux aspects sociaux.

Une forme d' »ingénierie sociale » est indispensable et doit débuter bien avant que le projet de démantèlement commence. La force de persuasion est essentielle. Dans bien des circonstances et à notre surprise, les acteurs locaux sont aussi attachés à leurs barrages que leurs ancêtres l’étaient à une rivière libre et vivante !

Pour qu’un barrage puisse être démantelé, il faut commencer par le faire disparaître de la tête de la plupart des acteurs concernés.

Un tour d’horizon européen

Au cours des dernières années, en Europe, les concessions de plusieurs centrales hydroélectriques ont été reconduites, la plupart du temps sans que de nouvelles conditions soient imposées, à l’exception peut-être de quelques améliorations techniques ou bien une augmentation des débits résiduels.

Les mouvements d’opposition sont assez restreints, et se limitent à une ou deux organisations environnementales.

Ceci va devoir changer, car au cours des dix à vingt prochaines années, la concession de bon nombre des 5000 grands barrages européens  va arriver à terme. Pour la plupart de ces centrales hydrauliques, la question va se poser de savoir si la poursuite de l’exploitation reste rentable dans le respect des nouvelles réglementations, ou si la mise en conformité est techniquement envisageable et financièrement raisonnable…

A l’avenir, dans les réflexions portant sur la modernisation et la modification des vieux barrages, il faudra véritablement considérer la question d’un démantèlement total ou partiel. Cela ouvrira de nouvelles perspectives pour une restauration de la continuité écologique, qui soit complète et pour une renaturation des cours d’eau qui soit durable et économiquement viable.

En 2016, en collaboration avec d’autres organisations, ERN a fondé Dam Removal Europe (DRE).

Le site internet  www.damremoval.eu contient des cartes et des informations sur les développements récents de “Dam Removal” au travers de toute l’Europe.

Regardez le magnifique trailer du film « Damnation »

Commentaire, en anglais seulement):
This powerful film odyssey across America explores the sea change in our national attitude from pride in big dams as engineering wonders to the growing awareness that our own future is bound to the life and health of our rivers. Dam removal has moved beyond the fictional Monkey Wrench Gang to go mainstream. Where obsolete dams come down, rivers bound back to life, giving salmon and other wild fish the right of return to primeval spawning grounds, after decades without access. DamNation’s majestic cinematography and unexpected discoveries move through rivers and landscapes altered by dams, but also through a metamorphosis in values, from conquest of the natural world to knowing ourselves as part of nature.

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